Première Partie

 

De la prise de conscience à l'engagement associatif

Origine, création et développement d'Ayda

 

I La nécessité d'action

 

1) Les racines du mouvement

 

 a) l'appel du CISIA

Le mouvement de solidarité avec le monde démocratique algérien a été à ses débuts en France très timide et la prise de conscience de la gravité des évènements s'est faite presque un an et demi après l'interruption du processus électoral. Après l'adoption de la constitution du 23 février 1989, l'Algérie a connu l'apprentissage accéléré de la démocratie. De très nombreuses associations et partis politiques ont pu être légalisés exprimant ainsi les aspirations et la pluralité de la société. Cette nouvelle vitrine d'un pays en pleine recomposition a éclaté en janvier 1992 lorsqu'une partie de l'Armée décida de suspendre le deuxième tour des élections législatives. Mais l'opinion publique française, peut-être à l'image de ses gouvernants, est restée largement indifférente à ces évènements. La lisibilité de cette " nouvelle guerre d'Algérie " est apparue difficile de la rive Nord de la Méditerranée. Plusieurs thèses se sont affrontées afin d'apporter une explication aux tenants et aboutissants de cette crise. Chacun essayant d'accréditer ses orientations politiques dans des explications pour beaucoup non rationnelles.

Le sursaut viendra des intellectuels. En effet, ce sont eux qui ont réagi les premiers, face à cette chape de silence et ces polémiques stériles. C'est ainsi que le 17 juin 1993, un an et demi après le début de la crise algérienne, est créé à Paris dans une salle de l'EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) le CISIA (Comité International de Soutien aux Intellectuels Algériens) présidé par Pierre Bourdieu. Ce sociologue charismatique dans le paysage universitaire et médiatique français apporta une notoriété et permit de donner au mouvement une audience nationale non négligeable. En effet, la presse quotidienne mais aussi hebdomadaire française, ainsi que les radios nationales (Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur, l'Evénement du Jeudi, France-inter et France Culture) s'en sont faites l'écho et ont accordé une tribune importante à cette initiative en publiant l'appel ou en y consacrant des émissions spéciales et des pages dans leurs publications.

Cette date du printemps 1993 correspond, comme le fait remarquer Mohamed Bahrour dans ses travaux, à un élargissement " du champ d'action des islamistes en s'attaquant aux intellectuels algériens " 1(assassinat de l'écrivain Tahar Djaout le 26 mai, du médecin et écrivain Laadi Flici en mars, du sociologue Djilali Liabès en mars , du professeur de psychiatrie Mafhoud Boucebci le 15 juin). Les attentats précédents étaient surtout dirigés contre des citoyens anonymes, des fonctionnaires, des militaires ou bien encore contre les forces de police. Il en est ainsi de l'attentat à la bombe, à l'aéroport d'Alger, le 26 août 1992 faisant 9 morts et 123 blessés.

Ces intellectuels de renom tel Abdelmalek Sayad (sociologue), Elias Sanbar (études palestiniennes), Jürgen Habermas (philosophe), Pierre Bourdieu (sociologue), Abraham Serfaty (ingénieur), Mohamed Harbi (universitaire), Zakya Daoud (universitaire) ou bien Etienne Balibar (universitaire) réagissent à l'émotion soulevée par ces assassinats de leurs collègues algériens. Ils ont ainsi contribué à alerter l'opinion publique sur l'état des violences que traversait ce pays. Ce mouvement a suscité des engagements dans la population et de nombreuses personnes beaucoup plus anonymes ont rejoint les comités locaux du CISIA au cours de l'été 1993. Cependant devant les premières prises de positions de l'organisation, le CISIA apparaît comme un mouvement fortement corporatiste. L'appel diffusé le 1er juillet 1993 2 définit sous forme de charte les objectifs du Comité " c'est l'intelligence que l'on assassine ". Se voulant indépendant de tout parti politique, organisation ou institution, l'adhésion au CISIA ne peut se faire qu'à titre individuel. Chacun est invité à se mobiliser en faveur d' " une Algérie plurielle, créatrice et ouverte ". Les objectifs du CISIA, assez larges et consensuels pour rassembler un public important, sont contenus dans sa charte et se décomposent en trois parties :

- alerter l'opinion internationale

- réaffirmer l'indivisibilité des droits de la personne humaine

- tenter de comprendre et d'expliquer les évènements en cours

A la suite de leurs grands aînés de la fin du XIXème siècle3, ces intellectuels se sont servis de leur plume et de leur parole pour susciter une réaction de la part de l'opinion publique. Cependant, l'attente au sein du mouvement de nombreux militants a été vivement déçue. A Toulouse comme à Montpellier par exemple se sont des universitaires qui ont été à l'instigation de la création des antennes du CISIA (appelées " Réseaux Provinces ") tel Paul Siblot4 professeur à l'Université Paul Valéry. Le milieu professionnel d'origine de ces personnes a ainsi fortement contribué à orienter leurs actions en faveur des seuls intellectuels et universitaires algériens. Bien que ce mouvement ait eu le mérite et le courage d'élargir le débat sur l'Algérie, la tendance corporatiste du CISIA n'a pas permis de répondre aux attentes plus " humanitaires " et aux engagements sur le terrain d'une frange des adhérents.

George Rivière5 explique très clairement ce besoin d'action, prenant en compte l'ensemble des forces sans exclusive, luttant pour la démocratie en Algérie. En effet, membre du CISIA Toulouse, il a préféré rejoindre Ayda dés sa création, le " côté intellectuel " 6 restrictif le dérangeant. IL considère que face à la situation dramatique que connaissait l'Algérie, il fallait réagir en aidant l'ensemble des démocrates et ne pas compartimenter l'action. Geneviève Azam 7 , elle aussi membre du CISIA à ses débuts, a préféré s'engager sur le terrain toulousain. Adhérente de cette organisation, elle ne s'y est pas investie et fait état de la faiblesse des liens qui l'unissait au CISIA ; "Les contacts que j'ai eu avec le CISIA, c'est simplement que j'ai adhéré et ai reçu une fois ou deux des courriers " 8.

 

Malgré le corporatisme des ces intellectuels, le CISIA a permis de rompre le silence sur la question algérienne, d'alerter l'opinion publique et de susciter des engagements plus divers en faveur des démocrates algériens. Continuant son action au côté du mouvement de solidarité qui s'est développé dès 1993-1994, il a par exemple participé à plusieurs manifestations à Paris (exemple le 16 mars 1994 devant le Panthéon) 9 et a contribué à diffuser des informations sur l'Algérie, notamment lors de l'université d'été ( à Montpellier en juillet 1994). Le CISIA a aussi édité un bulletin de liaison (" la lettre du CISIA), ainsi que des publications spécialisées (" les cahiers du CISIA ", les actes de rencontres et de tables rondes organisées par le CISIA) et il a mis au point une banque de données (36-15 CISIA). La revue " Alternatives Algériennes " (publication bimestrielle) a été parrainée par le CISIA. Ce mouvement a organisé une projection à Toulouse, le mercredi 1er juin 1994 de la cassette de la soirée de solidarité que le CISIA Paris avait organisée en février 1994, à la Sorbonne. Lors de la signature de la plate-forme de Sant Egidio en 1995, le CISIA, par l'intermédiaire de son président Pierre Bourdieu, a pris position en faveur des accords de Rome et a monopolisé le portail médiatique des grands quotidiens français (Libération, Le Monde) à son profit. Le mouvement de solidarité n'a pas pu défendre ses positions beaucoup plus en phase avec la réalité algérienne du combat des démocrates.

 

b) La prise de conscience à Toulouse et les manifestations préparatoires à la création

Plusieurs membres d'Ayda ont été sensibilisés sur la question algérienne dés avant la création de l'association. Cette prise de conscience a été vécue à Toulouse de différentes manières. Cependant l'assassinat des intellectuels depuis le mois de mars 1993 a provoqué chez ces personnes une telle indignation qu'ils ont eu besoin de réagir. La personnalité de Zaïda Radja Mathieu, son dynamisme, ont grandement joué dans la concrétisation de ce projet d'aide. En effet, enseigante-étudiante en sociologie, elle est d'origine algérienne et est venue du Canada en 1993. Bouleversée par les exactions commises dans son pays d'origine par les islamistes, elle a essayé de sensibiliser ces collègues à ce drame. Grâce à l'équipe Simone et sa collaboration matérielle Zaïda Radja Mathieu a pu entreprendre cette aventure. Elle a permis par ses rencontres et ses prises de positions de mettre à jour ce besoin d'action face au drame algérien.

L'université Toulouse-le-Mirail a constitué un terrain important pour l'engagement. Geneviève Azam et Michel et Marie Didier, professeur d'économie, professeur de lettre moderne et gynécologue, ont senti le besoin de réagir, " de faire quelque chose 10 " devant les massacres perpétrés en Algérie. Cette nécessité d'action au côté des démocrates algériens s'est constituée autour de Zaïda Radja Mathieu qui, elle, avait de nombreux contacts avec l'Algérie démocratique. L'opinion publique toulousaine avait pour sa part réagi spontanément lors de la manifestation du 8 mars 1994 , place du Capitole (200 ou 300 personnes selon les estimations de Geneviève Azam) pour la journée mondiale des femmes. Une solidarité avec le combat des femmes algériennes contre l'intégrisme avait ainsi vu le jour à Toulouse et permettait d'appuyer la création d'Ayda sur une partie de l'opinion publique sensibilisée sur cette difficile question.

La hantise de rester muet face à ces atrocités a amené ces personnes à réagir et proposer des réunions d'information et des actions à Toulouse. Geneviève Azam explique ce besoin : " On a commencé à réagir quand… je pense que le grand déclic a été l'assassinat de Tahar Djaout (26 mai 1993). Là, on s'est dit un petit noyau, il faut vraiment faire quelque chose. Ce n'est pas possible de ne rien dire. Puis en Algérie c'est allé très vite et il se trouve qu'autour d'Ayda il y avait des personnes qui avaient des contacts en Algérie donc il y a des Algériens qui sont venus et très vite avant même que l'association soit complètement créée, on a commencé à accueillir des gens. Et donc on a vu qu'on avait des problèmes financiers, des problèmes juridiques, qu'il fallait créer une structure. Disons qu'on n'a pas d'abord créé la structure et ensuite agi : ça c'est créé en même temps. C'est parce qu'il commençait à arriver des Algériens qu'on a ressenti la nécessité absolue de vite faire une structure. 11 " Cependant avant la création officielle de l'association, plusieurs réunions avaient eu lieu dans le courant du mois de mars avec la collaboration du Réseau de Solidarité avec les Femmes Algériennes 12 . C'est ainsi que les membres d'Ayda ont participés au sitting qui s'est tenu le 22 mars 1994, à 18h, place du Capitole.

Cette initiative répondait au rassemblement organisé par le Groupe-Femmes de l'association Ayda Paris sur le parvis des Droits de l'Homme - Esplanade du Trocadéro dans la capitale 13.

Les contacts établis entre Zaïda Radja Mathieu et l'association Ayda Paris ont été décisifs dans la création d'Ayda Toulouse. Cette sociologue de part ses affinités familiales connaissait le cinéaste algérien Jean-Pierre Lledo, un des animateurs d'Ayda Paris. Il est venu faire une conférence à l'université Toulouse - le - Mirail le 1er avril 1994. Le tract appelant à cette réunion est intitulé comme suit : " Le réseau Ayda Toulouse vous invite à une séance d'information sur la situation en Algérie et le réseau de solidarité en France. Avec la participation d'un membre de l'association Ayda Paris le 1er avril 1994, amphi 4 à 12h30 université Toulouse-le-Mirail ". On constate les moyens limités et la mise en page très succincte de ce tract ce qui dénote l'urgence dans lequel il a été effectué. Ayda ne s'était pas encore constituée véritablement en association. Geneviève Azam poursuit son récit : " pour moi, c'est Khalida Messaoudi qui a été le pivot. Elle était amie avec un professeur du Mirail qui me l'a présentée et il y a eu à Toulouse une réunion chez une Algérienne qui s'appelle Zaïda et qui connaissait un certain milieu démocratique qui était en relation avec Ayda Paris. Zaïda m'avait invitée chez elle et elle avait invité un cinéaste parisien Jean-Pierre Lledo et Khalida Messaoudi. Nous avons discuté et c'est là qu'elle a dit qu'il fallait qu'il y ait une structure qui puisse permettre de faire le relais et elle est venue ici faire en meeting à la fac du Mirail et Ayda s'est créée à ce moment là. Au départ c'est confus de toute façon. " En effet Khalida Messaoudi a fait une conférence le mercredi 6 avril 1994 à 18 heures à l'amphi 2 à l'université Toulouse - le - Mirail. Cette figure emblématique du mouvement de résistance des femmes en Algérie est venue à titre personnel. En 1993/1994 elle représentait le symbole de cette lutte pour le statut de la femme et la démocratie en Algérie. Elle avait participé par exemple en 1993, à Vienne, en Autriche, au Tribunal contre les intégrismes. Elle avait une audience très importante dans la presse française et était très connue. Elle est intervenue lors de la conférence au Mirail sur deux thèmes complémentaires : " Les femmes algériennes face à l'intégrisme et le mouvement associatif féminin en Algérie. 14 " Cette manifestation a reçu un accueil généreux et a obtenu un succès incroyable. De très nombreuses personnes, en plus du public étudiant, se sont déplacées lors de cette conférence. Cela a permis d'agréger d'autres personnes au mouvement en création et a lancé définitivement l'idée de structuration de ces élans de solidarité.

Georges Rivière traduit cette idée d'urgence et de réactions aux horreurs commises, mais il explique aussi que dès le départ, les membres d'Ayda ont souhaité travailler en direction des démocrates qui continuaient à résister en Algérie. " Au début, c'était très directement lié aux actions de terrorisme qu'il y avait en Algérie. Bon, nous on connaissait déjà pas mal les Algériens, on savait que d'abord il y avait vraiment des gens à aider, des gens qui étaient en danger de mort. Mais notre premier objectif- c'est dans les premiers statuts- c'était d'apporter aide et secours aux algériens menacés de mort, en se donnant les moyens de pouvoir les accueillir ici, de les héberger et ça c'était le premier objectif pour lequel plein de gens sont rentrés dans Ayda ou avant au CISIA. C'est de dire bon qu'est ce qu'on peut faire pour aider l'Algérie. On se sent une espèce de dette vis à vis de l'Algérie, l'histoire du passé colonial etc… bon bien ce n'est pas de notre génération. Sur avant, on connaît ça, on a des responsabilités par rapport à l'immigration. Bon donc il y a ce que l'on peut faire, la première idée c'était complètement ça. Et bon, deuxième, troisième objectif effectivement c'était aider ceux qui résistent là-bas en Algérie contre le fanatisme et puis ici essayer d'expliquer aux gens ce qui se passait en Algérie. Montrer que l'Algérie n'était pas un pays intégriste, que l'Islam n'était pas l'intégrisme et de donner à voir effectivement la culture algérienne dans ce qu'elle portait d'universalité d'autres choses qui peuvent être comprises, partagés ici par tout le monde, des deux côtés de la Méditerranée. Mais au départ, c'était répondre à l'urgence. "